Dofus : 15 ans après, de Roubaix à Rio, le “french MMO” brille encore

Dofus : 15 ans après, de Roubaix à Rio, le “french MMO” brille encore

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© Ankama Games

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Par Pierre Bazin

Publié le

Retour sur un phénomène qui a bercé toute une génération de joueur·se·s.

Si vous avez vécu la majeure partie de votre enfance ou votre adolescence dans les années 2000, il est impossible que vous n’ayez pas entendu au moins une fois parler de Dofus. Le MMORPG (jeu de rôle en ligne massivement multijoueur) fête ce mois-ci les 15 ans de son lancement et a été, pour beaucoup, une des premières expériences vidéoludiques en ligne. Il faut dire que depuis sa création, c’est tout de même plus de 80 millions de comptes qui ont été créés dans le monde entier.

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Dofus est bien plus qu’un jeu. Dans les années 2000, il y avait certes les blogs Skyrock et Habbo Hotel pour communiquer avec ses pairs, mais il faut admettre que le jeu d’Ankama était lui aussi devenu à la fois sujet et plateforme de discussions. Qui ne se souvient pas de ses premières arnaques subies sur un obscur échange de kamas ? Qui peut dire n’avoir jamais été insulté de “noob” au détour d’un tchat général ou encore se targuer d’avoir eu la chance insolente de looter le sacro-saint Gelano ?

À l’occasion de cette date anniversaire, nous avons discuté avec Fabrice “Korri” Loubet dit Gajol (lead game designer), Bruno “Halden” Martin (game designer), Erwin “Logan” Martinache (producteur) ainsi que Tarak Aoufi (responsable communication), une large équipe de passionnés des studios roubaisiens d’Ankama pour revenir sur le phénomène Dofus.

Au premier jour il y avait Ankama

Si beaucoup pensent à World of Warcraft lorsqu’on parle de MMORPG, il ne faut pas oublier que c’est Dofus qui est en réalité arrivé avant le gigantesque jeu de Blizzard (à un mois près) ! Toutefois, les histoires des deux franchises sont intimement liées. Tout part d’une bande de trois copains nordistes : Anthony Roux (directeur artistique), Camille Chafer (directeur technique), et Emmanuel Darras (directeur commercial), apparemment très fans de Warcraft II notamment. En 2001, ils créent une agence web : Ankama (pour ANthony, (C)KAmille, EmMAnuel) avec cet objectif en tête : mettre leurs idées créatives au service de leur propre jeu vidéo.

Le problème c’est qu’un jeu vidéo coûte cher à produire. En attendant, ils vont d’abord chercher à faire du bénéfice via leurs prestations de services sur Internet (pour La Redoute ou Trois Suisses par exemple). Le timing est parfait car Internet et toute son économie liée sont sur le point d’exploser et d’envahir les marchés. C’est ainsi qu’ils redirigent la majeure partie de leurs bénéfices pour créer le jeu de leurs rêves : Dofus qui naît le 1er septembre 2004.

<em>La version flash de Dofus était à l’époque minimale au possible. © Ankama Games</em>

À la base, il s’agit d’un jeu flash, c’est-à-dire directement accessible depuis un navigateur web. Et si les premiers balbutiements du jeu sont encore un peu poussifs (Ankama touchera notamment une aide salutaire de 15 000 € du CNC), le succès n’est pas loin et trois ans plus tard, le jeu affiche 3 millions d’inscriptions au compteur.

Pourquoi un tel succès pour un MMORPG alors que le genre est habituellement plutôt réservé à une certaine niche ? C’est simple, le jeu n’est pas compliqué, c’est du tour par tour, de la coopération principalement (à la base, le jeu devait être joueur contre joueur), ce qui permettait même aux plus néophytes d’être au moins aidés par des amis in real life ou online. C’est cette simplicité d’accès qui a particulièrement propulsé le jeu. Anthony Roux, un des créateurs ajoute : « On a sorti le jeu au bon moment sans le savoir. »

Un MMO pour les lier tous

Ce n’est pas pour rien que Dofus a su fédérer toute une génération de jeunes adolescents et adolescentes. Sa patte artistique était très appréciée en premier lieu. À ce propos, Logan n’hésite pas à nous parler des influences très nippones du jeu, du style graphique des personnages aux décors, très “anime” : “Il y a plus de références aux samouraïs qu’aux orques“. Quand on sait que les Français sont les deuxièmes consommateurs de mangas après le Japon, la bonne réception du titre n’en fut que la suite logique. Et il y a aussi un mélange avec la fantasy européenne évidemment.

Il faut aussi parler de l’humour. Tout joueur·se de Dofus le sait, les blagues et jeux de mots étaient omniprésents dans ce monde loufoque, avec notamment les noms de classes écrits à l’envers. Ainsi, les Eniripisa (aspirine) étaient des soigneurs par exemple. Pour l’équipe, tout cela fait partie de l’ADN de la direction artistique. C’est ce côté ultra-référencé qui a amené la dimension “burlesque” de l’univers de fiction Krosmoz (dans lequel se déroule le jeu). Cet humour est aussi le résultat de la “french touch”, le côté satirique est “quelque chose de très français” pour les développeurs.

“Ça fait 15 ans qu’on fait des jeux de mots on ne va pas s’arrêter.”

Cependant, Dofus n’est pas seulement un jeu. L’équipe n’a pas peur de dire qu’il a été dans les années 2000 un “réseau social“. En effet dans ces temps reculés où Facebook n’existait pas, Dofus était devenu un point de rendez-vous pour de nombreux·ses ados français·es. Comme tout réseau social, ce dernier avait ses propres codes, sa monnaie (le kama), son business model (“VEND CAPE BOUFTOU 5 000 K NO NOOB”), ses arnaques, évidemment, et un véritable langage d’initiés qui a durablement marqué la génération Z (avant celle des millenials).

Le Zaap d’Astrub, lieu emblématique de réunion de nombreux joueurs et joueuses. © Ankama Games

En 2018, le premier youtubeur français Squeezie (né en 1996) consacrait une vidéo à ses nombreux souvenirs sur Dofus. Avec presque 10 millions de vues, nul doute qu’il a réussi à toucher la corde nostalgique de sa fanbase – sensiblement de la même génération pour une grande partie.

Dofus s’enrichit et s’exporte

Si Dofus a accueilli autant de joueurs et d’inscriptions (130 millions de personnages créés depuis le début), cela tient bien d’abord à la dimension technique : le jeu est peu gourmand en ressources, et ne demande pas une connexion internet très performante du fait du tour par tour. De plus, comme de nombreux autres succès vidéoludiques, c’est bien évidemment la gratuité du titre qui a attiré les joueur·es.

La première zone du jeu était accessible à n’importe quel joueur. Pour le reste (90 % de la carte), il fallait payer un abonnement. Pour l’équipe d’Ankama le “faible coût” de l’abonnement (5 €) a été décisif ; en comparatif, World of Warcraft demande au moins le double par mois. À l’époque, beaucoup utilisent alors les “codes audiotel” qui consistent à appeler un numéro surtaxé pour obtenir une semaine ou un mois d’abonnement directement prélevé sur la facture téléphonique.

Problème : les jeunes joueur·es ne comprennent pas forcément le réel fonctionnement de ces appels surtaxés et beaucoup de parents ont dû être surpris de voir le montant de la facture en fin de mois. Erwin “Logan” Martinache raconte ainsi :

 “À l’époque, des parents venaient devant les bureaux d’Ankama pour demander des explications sur le surforfait provoqué par les codes audiotel achetés par leurs enfants.”

L’idée de l’abonnement est venue très rapidement après le lancement du joueur, lorsqu’il y avait 50 000 joueurs sur les serveurs. À ce moment-là, l’équipe dédiée au jeu devient plus grosse que celle liée à l’agence de communication. “Il fallait payer les salaires” ajoute Fabrice “Korri” Loubet dit Gajol. Le succès financier arrive et Ankama regarde d’autres horizons, car si la société est depuis toujours basée à Roubaix (Nord), le succès ne s’est pas arrêté aux frontières de l’Hexagone.

Traduit en six langues, Dofus a notamment rencontré un franc succès en Amérique latine (au Brésil particulièrement), encore une fois parce que le jeu peu gourmand en ressources est adapté aux parcs informatiques encore un peu vétustes. Pour les pays anglophones, le jeu qui a rencontré le plus de succès est plutôt Wakfu (2012), la “suite” de Dofus.

Ankama trace sa route, sans se soucier des autres

Ankama ce n’est pas seulement de la communication et Dofus. Aujourd’hui, la société éditrice est présente sur tous les supports : séries, cinéma, livres, BD, mangas etc. Si à sa sortie en 2012 Wakfu le jeu n’avait pas rencontré le succès escompté (malgré un concept prometteur d’environnement “vivant” et d’écosystème limité), la série d’animation en revanche a été un carton plein avec trois saisons pour un total de 71 épisodes entre 2008 et 2017.

Pour l’équipe d’Ankama, Dofus est loin d’être mort. Si l’activité n’est pas aussi massive sur les serveurs qu’elle l’était il y a quelques années, les MAJ sont régulières et le noyau de la communauté est encore très solide. Récemment, ils ont d’ailleurs ressorti des serveurs sur la V1.29 une des plus célèbres versions du jeu, un retour au “Dofus rétro” très apprécié des joueurs et joueuses.

Cependant, il s’agit aussi de se tourner vers l’avenir et l’héritage du Krosmoz. L’objectif est de créer une franchise transmédia : du film Dofus à la série Wakfu en passant par les jeux, il y a un fil rouge bien précis mais toutes les portes d’entrées dans l’univers se valent. Dans les cartons se préparent déjà Dofus Unity, une version complètement remastérisée (3D) du jeu tandis que Waven, un jeu destiné aussi aux tablettes et téléphones sortira bientôt en alpha-test.

La série Wakfu a rassemblé un million de téléspectateurs sur France 3 pour sa première saison en 2018. © Ankama Studios

Quand on les interroge sur la concurrence, et notamment avec le géant World of Warcraft (qui fête aussi ses 15 ans en sortant WoW Classic), aucune inquiétude n’apparaît chez Ankama :

“On ne joue pas dans la même cour, on est une boîte indépendante française à Roubaix de 220 salariés. Il n’y a pas de pression d’actionnaires, les patrons sont toujours présents dans les couloirs et honnêtement, si vous veniez, vous ne les différencieriez même pas des autres employés. On ne cherche pas à faire un triple A [blockbuster vidéoludique, ndlr.], simplement des jeux qui nous plaisent, et on est très excités de construire cet univers thématique crossmédia.”

Cette interdépendance de fier·es roubaisien·nes leur permettra même de refuser les approches discrètes de rachat par Disney. Après avoir tenu tête à l’Empire Mickey, le Nord avance désormais avec confiance.