Jenova Chen, le créateur de Journey, nous parle de sa croisade contre la solitude

Jenova Chen, le créateur de Journey, nous parle de sa croisade contre la solitude

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Par Pierre Bazin

Publié le

Ou comment les jeux indés pourraient convaincre la planète entière de se mettre aux jeux vidéo.

Jenova Chen est un artiste accompli dans le jeu vidéo, peut-être l’une des figures les plus marquantes de ces “jeux pas comme les autres”. Dans les titres de Chen, point de violence et encore moins de compétition.

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L’expérience proposée vise, avant tout, à vous émerveiller, à vous transporter, à vous émouvoir. En proposant de véritables œuvres artistiques, au sens pur, le créateur originaire de Shanghai a réussi à donner au jeu vidéo une autre image, une nouvelle approche.

Né en 1983 à Shangai, Xinghan Chen quitte la Chine en 2003 pour les États-Unis, rêvant d’abord d’une carrière de cinéaste.

Peu importent vos ressentis et préjugés sur le jeu vidéo, vos habitudes de “gamers” ou votre totale méconnaissance du média, vous serez forcément touché à un moment en jouant à un titre développé par son studio : Thatgamecompany. Après avoir été ovationné par le monde entier pour son fabuleux Journey en 2012, Jenova Chen revient désormais avec un nouveau titre, cette fois pleinement multijoueur : Sky: Children of the Light.

À l’occasion de sa sortie sur Android le 7 avril dernier et de son portage, cet été, sur Nintendo Switch, Konbini Techno s’est entretenu avec Jenova Chen pour aboutir à une passionnante discussion pleine d’humanité.

Konbini Techno | Vous avez commencé par des études cinématographiques, qu’est-ce qui vous a finalement poussé vers le jeu vidéo ?

Jenova Chen | Chaque artiste est né à une époque bien particulière, une époque où un type de médias est devenu la norme, le “mainstream”. Je crois que je suis né à la fin de celle du cinéma, à un moment où enfin la société a commencé à respecter le 7e art et les réalisateurs. De fait, j’ai toujours eu envie d’en devenir un, mais j’ai aussi grandi avec ce jeune média qu’était, à l’époque, le jeu vidéo.

Lorsque j’étais en école de cinéma, j’envisageais très sérieusement de me tourner vers une carrière dans l’animation, dans un studio comme Pixar, par exemple. C’est un peu par accident que je me suis dirigé vers des projets de jeux vidéo. Au final, il s’est avéré que mon premier jeu Cloud (2005) avait touché beaucoup de personnes.

J’ai commencé à recevoir des lettres du monde entier : Japon, Angleterre, Inde, etc. Des gens que je n’avais jamais rencontrés me disaient tous la même chose : “Eh, tu devrais sérieusement penser à lancer un studio de jeux vidéo pour montrer au monde qu’ils peuvent reposer sur autre chose que de la violence et de la compétition seulement.” À force d’être encouragé, j’ai fini par me lancer, vu que le monde entier me disait de le faire.

Quels ont été l’approche et le cheminement pour finalement aboutir à Sky: Children of the Light ?

Quand j’ai créé mon studio Thatgamecompany, j’avais envie de montrer que le jeu vidéo peut être un art pur. On avait donc fait Cloud puis, Flowers et Journey. Les gens étaient très heureux de mes jeux, mais j’ai commencé à recevoir un autre genre de requête, genre : “Pouvez-vous, s’il vous plaît, faire du multijoueur, que je puisse jouer à ces jeux avec ma fille ou ma femme ?”

Dans Journey, le joueur entreprend un voyage en communiquant avec d’autres joueurs via les “chemins” qu’ils s’échangent. La collaboration est tout à la fois poétique, musicale également mais surtout anonyme.

À force de parler avec tous ces gens, je comprenais que Journey racontait l’histoire d’un joueur rencontrant un autre joueur. Peu importe l’endroit de la planète où ils se trouvaient, ils entretenaient un lien, même infime.

Mais ce que j’ai réalisé plus tard, c’est que les joueurs voulaient aussi se reconnecter aux gens à côté d’eux. C’est avec cette idée que j’ai commencé à développer Sky: Children of the Light, un jeu qu’on partagerait avec sa copine, sa famille.

Votre jeu Sky: Children of the Light propose justement de récréer du lien entre les individus. Fatalement, je dois vous demander : qu’est-ce que vous en pensez, au vu de la situation actuelle de confinement que nous vivons ?

Nous avons assisté à un pic d’activité de plus d’un million de nouveaux joueurs chinois au début des premiers confinements. Sauf que… nous ne sommes pas lancés en Chine, seulement au Japon, pour le moment. Donc il y a un million de joueurs chinois qui jouent à Sky “au Japon”, si vous voyez ce que je veux dire… Je n’aurais jamais pu m’offrir une publicité qui ait le même effet sur l’activité de notre jeu ! [Rires.]

Je pense que plein de joueurs solitaires, quand le confinement est tombé, ont perçu ce jeu comme un parfait remède ! J’ai regardé les statistiques de ce million de joueurs chinois, et plus de 80 % étaient de jeunes garçons. Il y a un vrai problème de solitude en Chine… Un joueur m’a d’ailleurs raconté comment ce jeu lui avait permis de rester en contact avec sa copine, malgré la quarantaine, qu’il pouvait même lui “tenir” la main…

Quand j’ai commencé à travailler sur Sky, je voulais que la connexion soit au cœur de tout. Pour moi, l’un des plus gros problèmes de notre temps, c’est la solitude. Beaucoup de gens sont déprimés, certains se suicident parce qu’ils n’ont plus aucun soutien ou aucune “connexion” avec des gens.

J’ai commencé à vouloir me battre contre la solitude avec Journey et continué avec Sky: Children of the Light. Dans ce jeu, peu importe ce que vous êtes dans la vraie vie, tout le monde apparaît comme un enfant. C’est la relation la plus pure possible, personne ne posera la moindre question ou ne sera surpris de voir deux enfants se tenir la main. Cela permet de détruire masques et étiquettes…

Vous avez toujours été un exemple très cité de créateur de jeux indépendants “qui a réussi”, notamment grâce à Journey. Pensez-vous qu’aujourd’hui, l’époque est plus propice à l’avènement de l’“indie game” ?

C’était bien plus difficile à l’époque. On pouvait compter sur les doigts de la main les “indies” qui arrivaient à publier sur consoles, par exemple. Le PC était là, pourtant, je me rappelle avoir pitché mon jeu à Steam, et on m’avait répondu “nos joueurs aiment bien avoir des flingues, vous savez”. Mais il y a 5 ans, Steam est finalement revenu vers moi, désormais très intéressé par les jeux indés [rires].

Si on reprend l’analogie avec le cinéma à ses débuts, il était impossible d’en faire sans avoir énormément de moyens financiers, il n’y avait que de grandes productions. Puis la caméra et le format Super 8 de Kodak sont arrivés, et on a commencé à voir les cinéastes amateurs débarquer.

Pour le jeu vidéo, son “Super 8”, c’est la dématérialisation avec l’avènement d’Internet. Avant cela, les jeux indépendants n’étaient pas envisageables car les cartouches ou les CD étaient un investissement beaucoup trop onéreux. Et aujourd’hui, c’est encore plus accessible avec Android et iOS, n’importe quel gamin peut désormais créer son jeu dans sa cave, et le mettre sur un serveur, le rendant accessible au monde entier en quelques heures.

Ce qui reste encore assez inaccessible, c’est la console, il n’y a pas assez de jeux vraiment “indés” publiés sur ces supports selon moi. C’est sûrement la prochaine étape.