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On a payé des travailleurs du clic d’Amazon pour qu’ils nous parlent de leur boulot

On a payé des travailleurs du clic d’Amazon pour qu’ils nous parlent de leur boulot

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(© Getty Images)

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Par Thibault Prévost

Publié le

Avec étonnement, on a découvert qu'ils étaient plutôt satisfaits de leur condition.

La logique de marché, c’est la superposition de deux réalités : celle de l’étalage, immaculée, qui justifie le prix affiché sur l’étiquette, et celle de la fabrication, soigneusement dissimulée aux yeux du client. Cette loi fondamentale s’applique partout, de l’industrie de la mode aux appareils électroniques en passant par… l’intelligence artificielle. Loin, très loin des conférences triomphantes des grandes entreprises et de leurs prouesses en machine learning, l’intelligence artificielle reste encore majoritairement une affaire d’humains.

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Pour développer un programme automatique, vous avez besoin d’une base de données. Mieux, d’une base de données labellisée. C’est cet ensemble qui servira d’entraînement à votre programme, une phase sans laquelle l’algorithme ne pourra jamais prétendre à l’autonomie. Et ça, malgré nos efforts, on ne sait pas le faire faire à des machines, alors ce sont les humains qui s’y collent.

Leur boulot ? Identifier des chats sur des milliers de photos. Traduire des expressions idiomatiques dont le sens dépasse la somme des parties. Transcrire de l’audio en texte. Aujourd’hui, l’industrie de l’IA emploie des humains pour des tâches robotiques afin de mieux vendre les capacités “humaines” de leurs robots. Relisez ça, lentement. Selon un rapport paru en mars 2019, 40 % des start-up européennes vantant leurs services d’ “IA” n’en utiliseraient pas. Une partie du marché de l’automation vivrait sur un mensonge.

Capture d’écran de notre compte de “requester” sur la plateforme Mechanical Turk. (© Konbini Techno)

Salaire médian : 2 dollars de l’heure

Mais concrètement, comment fait-on pour trouver de l’humain à la demande quand on a une infinité de tâches minuscules à accomplir et pas assez d’argent pour embaucher des collaborateurs ? On passe par Mechanical Turk – MTurk, pour ceux qui en sont –, la plateforme d’Amazon dédiée au micro-travail, née en 2005 et devenue le nexus des “travailleurs du clic”, cette matière première d’un nouveau marché du travail appelé la “gig economy”.

Chaque seconde, la chaîne de production des “micro-tâcherons” (le concept est du sociologue Antonio Casilli) crache des milliers d’offres d’emploi (appelées “Human Intelligence Task”, ou HIT), sur lesquelles se jette en quelques secondes cette foule invisible et muette de “Turkers”, disséminée dans le monde entier et affamée de micro-tâches. 70 % d’entre eux y passe moins de 20 heures hebdomadaires.

On ignore le nombre réel de ces micro-tâcherons. Amazon maintient qu’ils sont 500 000. Des chercheurs indépendants affirment qu’à n’importe quel moment, 2 000 à 50 000 personnes sont disponibles sur la plateforme. Pas de contrat, pas de statut, pas de droit du travail, aucune qualification ou papier d’identité requis, un salaire moyen autour de 2 dollars de l’heure, et un paiement en carte-cadeau Amazon (l’entreprise ne vous verse pas un salaire, mais une “récompense”). Les seuls à pouvoir obtenir une rémunération en cash, hors des États-Unis, sont les Turkers indiens (qui représenteraient 30 % de la masse totale des travailleurs).

En 2018, The Atlantic décrivait l’expérience comme “un nouveau type d’enfer sous-payé”. Un euphémisme : la rémunération minimum est fixée à un centime de dollar et selon le Pew Reasearch Center, les deux tiers des tâches publiées seraient rémunérées dix centimes de dollar

Pour obtenir des tâches, il faut être extrêmement rapide. Tellement, même, que de nombreux Turkers utilisent des logiciels pour surveiller et sélectionner automatiquement des offres, selon l’enquête “Ghost Work : comment empêcher la Silicon Valley de créer une nouvelle classe défavorisée gobale”, parue en mai dernier. Et il vaut mieux être efficace : la majorité des tâches est réservée aux travailleurs ayant un taux de satisfaction de 95 % ou plus. Car évidemment, les “requesters”, ceux qui postent les offres, peuvent noter les Turkers.

Trouver dix témoignages, c’est simple comme 28 euros

En février dernier, le journaliste des Jours Sophian Fanen testait le service en devenant Turker (après s’être enregistré sous un faux nom, une fausse adresse e-mail et de fausses coordonnées). Après une heure passée à “arranger des carrés rouges, verts ou jaunes au pixel près autour de voitures ou de piétons” sans vraiment savoir pourquoi, il repartait avec… 18 centimes d’euro.

À en croire le FAQ de la plateforme, MTurk serait désormais fermé aux étrangers, mais nous avons pu ouvrir un compte de nationalité française sans aucune difficulté. Nous avons également souhaité nous mettre dans la peau d’un employeur en proposant aux Turkers… de nous parler de leur rapport à la plateforme, contre 2 dollars. Coût total de l’article : 28 dollars, dont 8 dollars de frais prélevés par Amazon.

Première surprise après la publication de notre annonce : sur les dix témoignages collectés (la limite que nous avons fixée), deux nous parviennent en anglais. Le reste semble avoir été traduit en français via un logiciel, et seul un témoignage à l’air de provenir d’un francophone, qui restera anonyme.

Capture d’écran de notre compte de “requester” sur la plateforme Mechanical Turk. (© Konbini Techno)

Turker depuis avril 2019 pour “faire un peu d’argent supplémentaire en vue d’acheter des pièces d’ordinateur”, il indique avoir gagné “1 200 dollars, ce qui représente entre 300 et 400 dollars par mois.” Il “aime ce modèle économique” mais regrette plusieurs choses : le fait que “les travailleurs ne résidant pas aux USA aient accès à si peu de tâches”, l’absence de protection “contre les requesters malhonnêtes” ou les barèmes de rémunération trop faibles. Plutôt satisfait, donc, même s’il tient à rappeler qu’être Turker “ne peut pas remplacer un vrai travail”.

Et puis il y a les autres. Il y a Prabhu, Louise, Sunita, Shamsh, Francisco, Cynthia. Ils viennent d’Inde, du Brésil, des États-Unis, sont étudiante, ingénieur ou père de famille. Travaillent depuis quelques mois ou plusieurs années sur la plateforme. Gagnent tous entre 200 et 500 dollars par mois – un complément de revenus pour certains, un bon salaire pour d’autre selon les latitudes. Leurs tâches s’échelonnent de la transcription à la saisie de données et à la catégorisation. Savent-ils qu’ils font le sale boulot pour qu’une machine prétende à l’intelligence ? Oui, généralement, et ça ne semble pas les déranger.

Tous sans exception – et c’est là toute l’étrangeté de la chose – ont une phrase pour parler de leur joie d’être Turker, évoquant “la liberté de travailler de chez soi” et de moduler son volume de travail. On vacille. Difficile, vu d’ici, d’imaginer trouver satisfaction dans une telle précarité. Car tous, paradoxalement, soulignent la difficulté de suivre le rythme imposé par la concurrence entre Turkers. Amazon, de son côté, semble y trouver son compte. Depuis 2015, le géant de la gig economy a doublé son pourcentage de commission, récupérant désormais 20 % de la somme gagnée par chaque micro-tâcheron. Logique. Avec l’essor des intelligences artificielles (plus ou moins fausses), il faudra de plus en plus d’humains volontaires pour simuler la machine. La matière noire du prolétariat numérique n’a pas fini de croître.