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Voyageurs, oubliez TripAdvisor et jetez-vous sur Wikitravel

Voyageurs, oubliez TripAdvisor et jetez-vous sur Wikitravel

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Par Thibault Prévost

Publié le

À l'ère de l'expérience évaluée par tous, les plateformes estampillées wiki offrent au voyageur une expérience apaisée.

Nous sommes en l’an de grâce 2003, et l’Internet communautaire a un rêve : faire essaimer la success story Wikipédia, qui envoie progressivement l’encyclopédie Universalis à la morgue, et créer un guide de voyages planétaire, libre et rédigé par les utilisateurs. En juillet 2003, Michele Ann Jenkins et Evan Prodromou font naître Wikitravel.

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Le site s’inspire de Wikipédia sans complètement copier son modèle : contrairement à l’encyclopédie, le guide de voyages est basé sur le format Creative Commons – Share Alike, ce qui permet aux agences de voyages et guides de tourisme d’imprimer librement les textes créés par la communauté. La version française, elle, voit le jour en juillet 2004.

Quinze ans plus tard, que reste-t-il de la plateforme ? Rien, et tout à la fois. Une histoire, d’abord, de celles qui lient inextricablement les projets libres et l’économie de marché. Dès 2005, la croissance du site tape dans l’œil d’Internet Brands, qui achète ses serveurs aux deux créateurs contre 1,7 million de dollars. Le business model semble idéal : la communauté génère bénévolement du contenu, l’entreprise place des bannières de pub et empoche les bénéfices contre le maintien de l’infrastructure du site (à un coût presque négligeable).

Tout roule pour Internet Brands, sauf que ses patrons ont oublié quelque chose : l’avantage, quand on est bénévole, c’est qu’on peut facilement quitter un projet. Dès septembre 2006, les contributeurs allemands et italiens se font la malle et “forkent” le site : ils récupèrent le code source, créent un nouveau site, Wikivoyage, et font migrer tous leurs articles (sans aucun problème, puisqu’ils sont sous Creative Commons). En 2007, malgré la scission, Wikitravel apparaît dans la liste des 50 meilleurs sites Web du magazine Time.

Alors que les années 2010 voient exploser les guides de voyage en ligne, Wikitravel est confronté, en 2012, à un second fork, relaté par le New York Times. Cette fois-ci, c’est la toute-puissante Wikimédia Foundation, l’entité qui gère Wikipedia, qui propose de débaucher la communauté des Wikitravellers. Internet Brands aura beau se rebiffer et intenter un procès à deux des instigateurs du fork, rien n’y fait : en octobre, la majorité des membres fait sécession, rallie Wikivoyage, et la nouvelle communauté de 200 membres rejoint le vaisseau-mère Wikimédia.

TripAdvisor, la bourse ou l’avis

Depuis, la situation n’a pas bougé : Wikitravel d’un côté (toujours soutenu par Internet Brands), Wikivoyage de l’autre. Le premier revendique 120 000 pages en anglais, l’autre un peu moins de 100 000, et les deux plateformes évoluent entre la 15 000e et la 17 000e place au classement Alexa. Loin, très loin du colosse TripAdvisor, numéro 1 du secteur avec ses 490 millions de visiteurs mensuels, ses 760 millions d’avis… et son empire de la notation, de l’évaluation et de la liste, qui a transformé chaque voyageur en un petit kapo de l’avis.

En 2019, TripAdvisor n’est plus un site de voyages. C’est une autorité suprême, incontestable, qui a pouvoir de vie et de mort sur toute l’industrie du tourisme. En offrant à l’opinion des clients une visibilité planétaire, TripAdvisor fait d’eux des tyrans, qui brandissent désormais la menace d’une mauvaise évaluation pour obtenir des faveurs de tel ou tel hôtel, restaurant ou loueur de vélos.

Comme Uber, comme Yelp, le site encourage cette “cruauté ambiante”, telle que la surnomme le magazine Web Real Life. Et transforme l’expérience culturelle du voyage en une économie de la réputation, où les décisions se prennent – consciemment ou non – à la hauteur du retour sur investissement potentiel. Tel restaurant est peut-être plus cher, mais sa façade en mosaïque sera du plus bel effet sur Insta. Tel pays est peut-être plus attirant, mais sa réputation est moins cotée sur le marché du vécu. L’inédit devient le produit suprême, tant qu’il est identifiable – estimable, comme une matière précieuse – par le plus grand nombre.

Dans le Web d’avant, l’information “juste”

À côté de ce nouveau modèle hégémonique, deux autres systèmes coexistent dans l’industrie du voyage : les avis de contributeurs spécialisés et rémunérés, qui  noircissent les lignes du Routard et autres Lonely Planet, et l’organisation participative de Wikitravel et Wikivoyage. Où chaque avis est préalablement soumis à vérification, et chaque entrée a la même visibilité que les autres. Sans évaluation, pas de hiérarchie des destinations. Le monde redevient ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un immense ailleurs, qui ne se soucie guère de faire consensus. Et l’information se contente d’exister, indifférente aux circuits de monétisation.

Wikitravel et Wikivoyage sont des sites à l’ancienne. Des reliques gigotantes, entretenues avec soin par des communautés dévouées. Vous n’y trouverez pas de listes de lieux incontournables classés par nombre d’étoiles, pas de programmes de visites clé en main. Il n’y a pas de publicités, pas d’achats d’avis, pas de compétition entre fournisseurs de services. Vous devrez chercher les informations qui vous intéressent, comme des grands, en scrollant. En quinze ans de mercantilisation du Web, on avait presque fini par oublier que ça existait.